J'écrase du bout du doigt les cylindres de cendre dans mon porte-encens qui ne désemplit pas. Il y a cette voix douce qui résonne tout bas dans ma tête et dans ma chambre, il y a la pluie qui chatouille mon velux, et je m'en fous. Et c'est nouveau, cette sérénité contre les éléments. Qui m'amène jusqu'à m'échouer dans Paris, comme la baleine cassée de mon parapluie, pieds nus et le sourire qui déborde sur tout le visage. Qui me mène à le refaire, chaque fois que l'envie m'en prend.
Comme le reste, parce que c'est ce que j'apprends, à tout petits mais délicieux pas, suivre le désir, écouter l'impulsion. L'idée stupide ou ridicule, l'idée un peu folle, l'idée charmante, l'idée qui devient un geste. C'est tellement infime dans le temps, ce passage de la pensée à l'acte, mais dans l'espace -celui dans mon crâne-, c'est un fossé énorme. Quand il s'agit de choses vraies.
Et du vrai, du vivant, j'en ai eu, j'en ai créé, j'en ai chassé beaucoup ces derniers temps. Plus que je ne l'ai jamais fait. C'est pas que j'avais pas la possibilité, juste que je ne lui insufflais rien, à ma liberté. Heureusement que j'ai réalisé, avant d'en prendre davantage, que ça ne servirait à rien, si je ne profitais pas de celle que j'avais déjà.
Puis que j'ai aussi compris que, avant de chercher le dépaysement ailleurs, il faut déjà le trouver en soi. Et dans le quotidien qui nous entoure. Se fabriquer une nouvelle paire d'yeux à poser sur le connu, pour y débusquer une perspective étrangère, ou même y découvrir des pans entiers qui nous avaient jusque là échappé.
Ça aide forcément de ne pas avoir été là pendant un an, mais ça va au-delà de ça quand j'essaye de regarder les paysages et les gens d'un angle neuf, comme un photographe en quête d'un nouveau cadrage. Et j'ai pas à me pousser beaucoup, ça devient presque une sorte d'instinct. Pas seulement ne plus laisser de zones d'ombre, savourer aussi -surtout, peut-être- la rencontre avec ces parcelles inconnues.
Paris, par exemple. J'ai toujours vécu juste à côté, et évidemment je m'y suis déjà baladée, évidemment que j'en ai déjà profité. Pourtant je connais au fond à peine la capitale, et je n'ai jamais été véritablement à sa rencontre auparavant.
J'aurais
presque des airs de touriste à écarquiller comme ça le cœur en
arpentant les rues encore et encore, sauf que c'est bien plus que ça.
Je ne me promène même pas, je m'imprègne,
j'absorbe la ville, les grands boulevards, les parcs, les petits rues
piétonnes, les marchés, l'atmosphère particulière, les artistes
de rue, les monuments, la Seine, les immeubles, les odeurs, les gens,
les quais, le fourmillement de la vie, les aspects laids aussi. Et
j'en ressors différente, quelque part.
Ça ne sert à rien de
partir loin quand je n'ai pas encore appris tout ce qui en vaut la
peine par ici.
Depuis Septembre, depuis que je tends à habiter l'instant, il y a eu tellement de moments magiques. Chacun à sa façon propre.
Par exemple.
La nuit seule dans la forêt, perchée dans un arbre, un rêve de gamine, à se sentir terriblement vivante, en dépit du froid et du manque de sommeil.
La rencontre avec l'homme qui ne pouvait pas entendre le silence, qui a joué de la guitare et chanté, rien que pour mes oreilles, au bord de la Seine. Et parfois, elle dérapait un peu sa voix, mais c'était encore plus beau, tellement il était sincère.
La balade sur les rails désaffectés avec une poignée de gamins inconnus et morts de trouille, le point rouge de la cigarette dans le tunnel obscur, le retour surprenant dans la ville, les adieux à peine formulés, la joie de l'aventure.
Le cimetière des bennes, la vue juchée sur la plus haute, vacillant sous la rouille, tandis que d'autres disparaissaient sous la végétation et les inscriptions. Les mots griffonnés fébrilement dans tous les sens sur un ticket de caisse.
Toutes
les rues prises au hasard, à cause d'un air séduisant ou d'un nom
poétique, ou même sans raison, tous les pas alignés sur des coups
de tête, tous les jolis horizons heurtés à mes errances, toutes les existences frôlées.
Par exemple.
Pourtant, j'ai toujours été si loin de l'improvisation. C'est dans ma nature de planifier, organiser, prévoir les éventualités, c'en est même compulsif. Ou c'était dans ma nature, je ne sais plus. Parce que je change, beaucoup -pas que de cet aspect là d'ailleurs-, et ça me rassure. J'avais très peur de ne jamais pouvoir surmonter mes tendances innées pour me permettre les élans piégés derrière.
Ma vie elle est jolie en ce moment, et c'est encore mieux que belle, parce que ça dépasse le simple bonheur. Y a la poésie et les vibrations en plus. Y a la signification. Y a toutes ces choses qui me hantent que j'effleure enfin. (Et même si c'est pas ce que je poursuis, être heureuse au passage, ça fait quand même du bien.)
L'immense incertitude du futur ça ne m'inquiète même plus, au contraire en fait, ça me réjouit de ne pas savoir. Parce que tout est possible.
Quand les gens me parlent de trouver sa voie, je pense à chercher ma voix. J'ai beau me disperser comme d'habitude dans des textes en pagaille, c'est pas grave, parce que c'est déjà quelque chose. Déjà semer des bouts de soi, et semer des bouts de soi, c'est créer. Et puis je suis tombée par coïncidence sur ces hésitations d'un de mes auteurs préférés, et malgré tout son succès et tous ses livres, il me semble y retrouver mes propres vacillements.